Conflits en Afrique: quelles solutions face aux inégalités géographiques dans les régions en crise?
Les disparités spatiales de développement provoquent des conflits en Afrique, pour la plupart intra-étatiques. À l’heure du retrait de la Minusma du Mali, et de l’installation dans la durée de troupes rwandaises et d’Afrique australe au Mozambique, la réponse sécuritaire à des inégalités ancrées semble plus limitée que jamais.
Quel est le point commun entre le Nord du Mali, le Nord et le Delta du Niger au Nigeria, le Cabo Delgado au Mozambique ou les régions anglophones du Cameroun, comme autrefois la Casamance au Sénégal ou l’enclave de Cabinda en Angola ? Ces régions se sentent négligées, voire délaissées par le pouvoir central, malgré leurs potentiels économiques. « La fragmentation de l’espace […] a conduit à une ethnicisation clientéliste du jeu politique et aux conflits que l’on observe aujourd’hui », écrivait déjà, en 2006, le chercheur Denis Cogneau dans son ouvrage sur L’Afrique des inégalités : où conduit l’histoire (Cepremap, Éditions ENS Rue d’Ulm, Paris).
« Pour des raisons géographiques et historiques liées à la colonisation et au commerce via les comptoirs portuaires, les villes du littoral sont plus développées que les régions enclavées, d’où la persistance d’une ligne de fracture, au sein des pays d’Afrique de l’Ouest, entre le Nord et le Sud », expliquait en 2017 Gilles Yabi, fondateur du West Africa Think Tank (WATHI), dans une analyse originale sur les inégalités en Afrique de l’Ouest.
Le Nigeria, un cas d’école en termes d’inégalités spatiales, en raison de la prospérité de son Sud côtier et pétrolier et de son Nord sahélien et déshérité, a déplacé sa capitale administrative de Lagos à Abuja, au centre du pays, dès 1991, par souci d’équilibre géographique. Ce qui n’a pas empêché la secte islamiste Boko Haram de gangrener le Nord-Ouest du pays, puis le Tchad et le Cameroun voisins, en prenant son essor en 1999 à Maïduguri, dans l’État fédéré du Borno.
Au Cabo Delgado, une riposte surtout sécuritaire
Partout, le ressentiment de populations n’ayant pas accès aux services de base – eau, électricité, santé, éducation – ni à l’emploi dans des régions situées loin des poumons économiques et des centres du pouvoir, produit les mêmes effets. Le Cabo Delgado, au nord-est du Mozambique, est en proie depuis 2017 à une insurrection menée par le groupe islamiste Al Shabab, qui aurait fait allégeance au groupe État islamique (EI). Ce groupe armé prospère sur un ressentiment à l’égard du pouvoir central, perçu comme tenant des pans entiers de la population à l’écart de toute retombée de la manne gazière – des gisements offshore énormes ayant été découverts au Mozambique, y compris au large de Cabo Delgado.
La réponse, comme à Bamako ou Abuja, reste largement sécuritaire. Signe particulier du Mozambique : Maputo a fait appel en juin 2021 au Rwanda, qui compte aujourd’hui 2 800 soldats sur place, pour prêter main forte à son armée. Avec les 1 900 hommes également déployés par la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), ces troupes ont repris le contrôle de villes et contribué à entraver l’insurrection. Sans l’éradiquer, puisque ses causes profondes restent intactes – et à ce jour non traitées. Le gouvernement cherche à convaincre les multinationales Total et ExxonMobil de la possibilité de reprendre leurs opérations, sans se lancer dans un quelconque plan de développement de la région.
Constat d’échec au Mali
Les réponses adéquates procèdent à l’évidence de la décentralisation, mais relèvent du temps long. Par prévention, le Ghana, un pays du golfe de Guinée pénalisé comme tous ses voisins par des inégalités Nord-Sud, s’est lancé dans un plan de développement de sa région Nord. Celle-ci avait notamment été épinglée en 2007 par un rapport du PNUD sur le développement humain comme abritant « les plus pauvres des pauvres ».
« Derrière la question Nord-Sud se pose aussi un problème politique plus général, pointe Gilles Yabi : le souci que peuvent se faire ou non les élites – d’où qu’elles viennent – de l’intérêt général. Cette question se pose aussi bien au Mali qu’au Niger ou au Nigeria, où les gouverneurs des États fédérés du nord du pays portent une lourde responsabilité dans la situation politique et sécuritaire actuelle. Très puissants, ces derniers ont disposé de ressources qu’ils ont accaparées pendant des décennies, sans investir dans les économies locales et les services sociaux essentiels. »
Alors que le nombre de civils tués au Mali a plus que doublé en 2022 (1 277 morts, contre 584 en 2021), le Burkina Faso (8 564 morts) occupe en 2022 la deuxième place du Global Terrorism Index, juste après l’Afghanistan. Les groupes armés y prospèrent comme ailleurs dans les régions les plus pauvres du pays, à l’Est et au Nord notamment. Au Mali, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies (Minusma) va se retirer, comme avant elle l’opération militaire française Barkhane, sur un constat d’échec. Celui-ci se double d’un manque cruel de solutions, face à la complexité et la gravité de la crise.
Un manque cruel de solutions
« La question de l’efficacité des approches pour traiter la crise au Sahel, mais aussi de leur financement sont au cœur de la situation », estimait en décembre 2022 lors de la conférence Atlantic Dialogues, à Marrakech, l’ancien ministre burkinabè de l’Énergie, Bachir Ouédraogo, conseiller senior du Tony Blair Institute for Global Change : « Beaucoup d’initiatives ont été lancées dans la région, des milliards ont été investis, mais la situation s’aggrave d’année en année. À un moment donné, il faudrait s’asseoir, examiner les résultats et se demander où va l’argent ». La réponse sécuritaire suffit d’autant moins que « le conflit n’est pas religieux », mais politique, insiste Bachir Ouédraogo :« Comment s’assurer que les citoyens aient le sentiment d’appartenir à la même nation ? »
Est-ce trop tard pour en attendre des résultats quelconques de politiques publiques au nord du Mali ? Faut-il lancer des « plans Marshall » plutôt que des armées dans les zones déshéritées du Sahel ?
Thierry Vircoulon, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), s’étonne de la « naïveté de cette question, pour plusieurs raisons. Depuis 1960, les États concernés ont eu le temps de songer aux inégalités de développement ou au développement tout court, d’ailleurs. S’ils n’ont rien fait en 60 ans, ce n’est pas en commençant à faire quelque chose maintenant que cela va résoudre les problèmes. “Too little, too late”, comme on dit en anglais. Au Mali, les bailleurs ont mis l’accent sur le développement du Nord et la décentralisation, qui avait été lancée pour résoudre le problème touareg dans les années 1990. On voit le résultat ! La stratégie des « 3 D » – développement, diplomatie, défense – a sublimement échoué au Mali. Le développement ne se décrète pas… »
La clé tient donc en un mot, « gouvernance », répété à l’envi lors des forums et des conférences, sans grande perspective de changement sur le terrain.