Potentiel fiscal du secteur informel au Sénégal : Le coût de l’évasion fiscale
Avec un potentiel fiscal de l’économie dans sa nouvelle configuration, estimé à 3120,5 milliards de FCFA, soit 20,4% du PIB, le secteur informel qui regroupe 97% des unités économiques du pays devrait engendrer un renforcement de la mobilisation des ressources fiscales intérieures. C’est ce qui ressort d’une étude d’évaluation réalisée par la Direction de prévision et des études économiques (DPEE).
Le secteur informel est une source importante d’évasion fiscale. 97% des unités économiques du pays opèrent pourtant dans ce secteur qui, à côté du secteur bancaire, les sources extérieures et quelques sources intérieures, représente une niche de mobilisation des ressources fiscales intérieures pour le financement de l’économie sénégalaise. Avec la formalisation à hauteur de 44% des unités économiques informelles, le potentiel fiscal de l’économie dans sa nouvelle configuration, pourrait être estimé à 3 120,5 milliards de FCFA, soit 20,4 % du PIB.
En d’autres termes, comparés aux recouvrements de 2021 estimés à 2 594,1 milliards de FCFA, la marge de progression des recettes fiscales imputable à l’informel représente 3,4 points de pourcentage, soit un effort fiscal estimé à 526,4 milliards de F CFA. Cela aurait dû se traduire par une pression fiscale de l’ordre de 20,4 % contre 16,9% obtenue en 2021, selon les auteurs d’une étude d’évaluation réalisée par la Direction de prévision et des études économiques (DPEE). Les unités économiques informelles devraient ainsi être assujetties aux impôts et taxes suivant un régime de droit réel ou forfaitaire à l’image des unités formelles. Mais qui est informel ?
D’importantes recettes perdues
La définition fiscale considère l’informel comme le secteur qui englobe les entreprises individuelles dont le Chiffre d’affaires ne dépasse pas 50 millions de FCFA. Dans le Code Général des Impôts, ces entreprises sont considérées comme étant éligibles à la Contribution Globale Unique (CGU). Une autre définition repose sur une combinaison de critères basés sur la tenue de comptabilité suivant les normes du système de comptabilité SYSCOA, utilisé au Sénégal depuis 1998, comme dans les autres pays de l’UEMOA et l’enregistrement de l’activité dans un registre administratif (Registre de commerce ou NINEA).
C’est cette dernière définition qui couvre de manière beaucoup plus large le niveau d’informalité dans l’économie sénégalaise, soit en moyenne 45,8 % (ANSD) de la richesse crée par an, qui a retenu l’attention des auteurs de ladite étude pour évaluer le potentiel fiscal du secteur informel.
En utilisant une approche par ligne d’imposition, l’évaluation met l’accent sur les impôts directs relatifs à l’Impôt sur les Sociétés (IS) et l’Impôt sur le Revenu (IR) ainsi que sur les taxes indirectes notamment la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA). L’exercice a permis également de déterminer les impacts économiques pouvant découler d’un éventuel recouvrement de ces niches fiscales. Ainsi, les effets ont été mesurés sur les agrégats macroéconomiques tels que la croissance de l’activité économique, la demande de consommation finale des ménages, l’investissement privé et le revenu du gouvernement.
Aussi, selon les lignes de taxes, l’Impôt sur le Revenu présente-t-il la plus faible performance au recouvrement, avec une inefficience technique de l’ordre de 1,6 point de pourcentage expliquée par l’influence du secteur informel. Ainsi, ce chiffre traduit qu’en 2021, les recettes tirées de l’impôt sur le revenu pouvaient atteindre 4,6% du PIB au lieu de 3% du PIB, soit un potentiel de 704,5 milliards de francs CFA. La TVA intérieure constitue la seconde ligne de taxe sur laquelle l’Etat perd des recettes en raison du secteur informel avec une inefficience technique de l’ordre de 1 point de pourcentage. En gagnant cet effort fiscal, la TVA intérieure devrait être recouvrée à hauteur de 3,3% du PIB au lieu de 2,2% du PIB obtenu en 2021, soit un potentiel de recettes estimé à 516, 9 milliards de FCFA. S’agissant de l’Impôt sur les sociétés (IS), l’inefficience technique est relativement moindre et correspond à un effort fiscal de 0,8 point de pourcentage ; ce qui représente un niveau de recouvrement de l’IS qui devrait s’établir à 3% du PIB, soit un potentiel de 458,7 milliards de FCFA.
Contrainte majeure
Le cadre de référence de la politique économique et sociale, en l’occurrence, le Plan Sénégal Émergent (PSE) identifie le secteur informel comme une contrainte majeure à l’objectif de transformation structurelle de l’économie pour une croissance durable et inclusive. En dépit des efforts consentis dans le cadre du PSE, neuf (9) travailleurs sur dix (10) exercent dans le secteur informel (BIT, 2020) et, selon le critère de la tenue de la comptabilité conformément au système SYSCOA, 97 % des unités économiques non agricoles s’activent hors du circuit formel (RGE, 2016).
En outre, sur l’ensemble des unités de production informelles (UPI), seulement 2,7% possèdent un numéro d’identification fiscale, 4,5% un registre de commerce et 0,7% sont inscrites à la caisse de sécurité sociale (RGE, 2016). Le profil des entreprises évoluant dans l’économie informelle est cependant très hétérogène. D’une part, il y a le cas des unités informelles vulnérables ne pouvant presque pas accéder au financement et aux marchés, et évoluant dans la précarité ce qui limite leurs possibilités de produire de manière efficace et efficiente. D’autre part, il y a les « délinquants à cols blancs », c’est-à-dire les entreprises informelles capables de s’acquitter de leurs obligations fiscales mais qui préfèrent échapper à la réglementation fiscale en faisant recours massivement à des sous déclarations. De plus, en termes d’efficience, pour éviter d’attirer l’attention des autorités fiscales, il est souvent noté que les unités de productions informelles s’engagent dans des pratiques qui limitent l’augmentation de leurs productions.
En somme, l’apport des unités de production informelles à la mobilisation des recettes fiscales reste très minime (les unités de production informelles participent pour moins de 3%) malgré la mise en place en 2004 de la Contribution Globale Unique (CGU), qui est un impôt synthétique frappant les personnes physiques et morales dont le chiffre d’affaires annuel (TTC) ne dépasse pas 50 millions de francs CFA, et la stratégie de mobilisation des recettes à moyen terme (SRMT).
A la barbe du fisc
Il ressort que le niveau d’enregistrement des UPI (Unités de Production Informelles) est très faible. Seules 11,6% de ces UPI déclarent disposer d’un numéro de registre de commerce (RC) au niveau de l’administration. De plus, une faible proportion soit 6,5% des UPI déclarent détenir un NINEA et 0,3% des UPI affirment être inscrites à la Caisse de Sécurité Sociale (CSS). Dans le secteur tertiaire, près de 13% des entreprises informelles déclarent disposer d’un registre de commerce et 7,6% des entreprises détiennent un NINEA.
Au regard de la taille importante du secteur informel, une marge significative échappe chaque année à l’administration fiscale. D’après le dernier recensement général des unités économiques au Sénégal, moins de 3% exercent dans le formel et par conséquent, près de 97,1% des entreprises recensées ne sont enregistrées dans aucun registre administratif en plus de ne pas tenir une comptabilité écrite reconnue. L’analyse détaillée permet de noter le poids de ces unités de production informelles dans chaque secteur : primaire (99,3%), secondaire (98,3%) et tertiaire (96,5%).
Répartition des unités économiques par secteur d’activité selon le statut
Dans la plupart des branches d’activité, la proportion des entreprises informelles est supérieure à 95%. L’agriculture, les industries textiles et le commerce sont les branches d’activité les plus représentées dans l’informel avec une présence d’UPI dépassant 98%. En outre, certaines branches comme le BTP et les transports et télécommunications se démarquent de la moyenne (97,0%) avec seulement 39,2% d’unités informelles pour la première et 66,0% pour la seconde. Certains critères retenus pour la mise en œuvre du RGE, notamment la disponibilité d’un local aménagé, ont exclu beaucoup d’acteurs informels du BTP (maçons, peintres, ferrailleurs, etc.) et des transports (les transporteurs individuels). Les branches des services fournis aux entreprises et des services personnels divers sont présentes dans le formel avec respectivement 30,8% et 6,0%.
Par ailleurs, dans le secteur informel, ce sont les unités économiques évoluant dans le tertiaire qui contribuent le plus à la création de nouvelle richesse chaque année (en moyenne 17% du PIB) suivies des unités économiques qui évoluent dans le primaire (13,7% du ¨PIB) et enfin les unités économiques du secteur informel qui évoluent dans le secondaire contribuent en moyenne à 10,4% à la création de la richesse nationale.
L’impératif de la transition
Pour favoriser la transition de l’économie informelle vers une économie plus formalisée, plusieurs actions ont été entreprises par l’Etat. Il s’agit, notamment, de la mise en place des services de chambres de commerce et de métiers, la construction progressive d’un régime de base de sécurité sociale pour les travailleurs de l’économie informelle, le programme de développement de l’emploi, la création de guichets uniques dans les « Espace Sénégal Service » (ESS), les actions de l’ADEPME, de la DER, du BCE, des CGA, de l’APIX et des CCIA. Cependant, selon le RGE, les dispositifs d’appui mis en place par les Autorités ne sont pas bien connus par les entrepreneurs du secteur informel. Les plus fréquents sont les Chambres de commerce (17,5%), les Chambres de métiers (11,2%) et le Guichet unique de l’APIX (8,2%).
In fine, selon les auteurs de l’étude, le coût de l’évasion fiscale pour les entreprises se traduit par un rationnement du crédit par les banques. Il apparaît qu’en l’absence d’une flexibilité budgétaire permettant d’ajuster les dépenses, une augmentation trop importante des taux d’imposition pousse les entreprises vers l’économie souterraine, réduisant ainsi l’assiette fiscale. Cependant, des impôts trop faibles éliminent l’économie souterraine, mais entraînent des déficits budgétaires et commerciaux insoutenables.
En définitive, les spécialistes de la DPEE recommandent une réduction du taux d’imposition appliqué sur le profit des entreprises pour rendre le système fiscal plus incitatif à la formalisation. Cela pourrait contribuer à un élargissement des assiettes d’impôts qui accroitrait le niveau de la pression fiscale.
Malick Ndaw