“Le Sénégal, un modèle démocratique africain en déclin” : Le Rapport accablant de AfriKajom Center
A moins de dix mois de la prochaine élection présidentielle du 25 février 2024, ô combien décisive pour l’avenir du Sénégal, un nuage d’incertitude plane sur ce rendez-vous démocratique. L’intention de briguer un 3e mandat polémique prêtée, à tort ou à raison, au président Macky Sall, exacerbe la situation déjà très tendue.
Dans son rapport, premier du genre exclusivement porte? sur la géopolitique du Sénégal et intitulé « Le Sénégal : un modèle démocratique africain en déclin », le Think Tank Afrikajom Center dévoile les nombreuses bombes à retardement qui menacent la démocratie sénégalaise.
Analysant la situation actuelle, Alioune Tine et Cie ont identifié et pointé du doigt les dangers politiques et démocratiques qui menacent la paix et la sécurité du pays. Celles-ci ont pour noms : « le troisième mandat et l’éligibilité électorale ».
Impératif de « lever les obstacles sur l’éligibilité électorale »
Elle est au centre de l’actualité ces derniers jours avec la condamnation en appel de Ousmane Sonko, menacé d’inéligibilité. L’éligibilité électorale cristallise le débat politique aujourd’hui plus que jamais. Dans son rapport, AfrikaJom qui milite pour un jeu politique plus inclusif, a identifié entre autres obstacles à l’éligibilité, la loi controversée sur le parrainage. Celle-ci était la pomme de la discorde entre le pouvoir et l’opposition en 2019, lors de l’élection présidentielle. Une vingtaine de candidats déclarés ont été recalés par le truchement de cette loi jugée scélérate par l’opposition.
« En 2019, les quatre candidats de l’opposition avaient contesté l’élection présidentielle. Depuis le début du processus électoral, l’opposition a constaté que la majorité présidentielle voulait imposer de nouvelles règles du jeu totalement différentes de celles qui ont permis l’élection du Président Macky Sall. La loi sur le parrainage a créé une véritable hécatombe pour l’éligibilité de la majorité des candidats à la présidentielle de 2019. Sur vingt-sept (27) dossiers de candidature déposés devant le Conseil Constitutionnel, seuls cinq (5) ont été retenus dont celui du Président sortant », souligne le rapport.
Attaqué par l’avocat Me Abdoulaye Tine de L’USL (Union Sociale Libérale) devant la cour de justice de la CEDEAO en 2018, la juridiction communautaire avait estimé que cette loi « viole le droit à la libre participation aux élections » et avait ordonné, le 29 avril 2021, l’État du Sénégal de supprimer dans un délai de 6 mois, la loi sur le parrainage. « Elle estime que cette loi porte atteinte au principe de la libre participation aux élections », signale le rapport. Mais, jusqu’ici, s’étonne le Think Tank, l’État du Sénégal ne s’est jamais exécuté.
« Le troisième mandat : une véritable bombe à retardement pour la démocratie, pour la paix et pour la sécurité »
L’autre source de tension identifiée par AfrikaJom dans son rapport, c’est le troisième mandat qui refait surface après avoir été farouchement combattu par les Sénégalais il y a à peine 11 ans. « Après avoir renoncé à son engagement de réduire le mandat présidentiel de 7 à 5 ans, réitéré plusieurs fois, le Président de la république avait organisé, dans des délais très courts et dans la division, le référendum du 20 mars 2016 qui proposait aux Sénégalais plusieurs réformes institutionnelles. (…) le Oui l’avait emporté avec 62,7 % des suffrages aboutissant à la validation du projet de révision de la Constitution proposé par le Président et qui lui permet maintenant de bénéficier d’un mandat de 7ans », rappelle le rapport parcouru par Seneweb.
Pour Alioune Tine et ses collègues, le Sénégal demeure vulnérable à des reculs démocratiques, comme partout ailleurs, en l’absence de changement profond dans le rapport entre le gouvernant et les gouvernés. « Le régime actuel a réalisé un coup de force en amont de l’élection de 2019 en écartant deux candidats potentiels perçus comme les plus redoutables : Karim Wade, fils et ministre tout-puissant sous la présidence d’Abdoulaye Wade, puis Khalifa Sall, maire de Dakar et pressenti pour être le chef de file de l’opposition. Et maintenant, il y a l’affaire Ousmane Sonko, opposant numéro 1 du régime », dénonce AfrikaJom dans son rapport.
« Géopolitique du gaz, du pétrole, et autres ressources minérales : Comment ces ressources ont-elles exacerbé les enjeux de pouvoirs depuis 2010 ? »
Selon ces acteurs de la société civile, cette obstination à conserver le pouvoir, qu’importe le prix, résulte en partie du désir des tenants du pouvoir de contrôler pour ne pas dire accaparer la gestion de la manne financière que va générer l’exploitation des ressources pétro-gazières. D’ailleurs, précise AfrikaJom, « depuis la signature des tout premiers contrats de recherches avec les grandes compagnies pétrolières par les autorités libérales de l’époque dans les années 2010-2011, on a vu des projets de réformes constitutionnelles élaborés pour conserver le pouvoir, c’est le cas de la loi proposée à l’Assemblée Nationale le 23 juin 2011 et qui a été retirée à la suite de la plus grande manifestation qui a mis le peuple dans la rue ».
Aujourd’hui encore, constate le rapport, à la veille des premières exploitations du gaz et du pétrole, les enjeux de pouvoirs et les tensions sur la démocratie et les institutions publiques ne cessent de s’aggraver et d’exacerber les conflits politiques. « Ceux qui avaient combattu le troisième mandat en 2011-2012, combat qui a permis au Président Macky Sall d’être élu, sont les mêmes partis et coalitions politiques qui exercent des pressions pour un troisième mandat du Président en 2024, en violation de l’article 27 de la Constitution. La découverte du pétrole et du gaz semble devenir de plus en plus une malédiction pour le Sénégal au regard de la crise persistante et récurrente qu’elle exerce sur le pouvoir présidentiel depuis 2011/2012 et semble constituer la principale cause des régressions politiques et démocratiques de ces dix dernières années ».
« Interrogations sur la reddition des comptes et l’impunité des crimes économiques des responsables proches du pouvoir À quoi sert l’IGE ? »
Le rapport s’est également intéressé à la gouvernance économique du pays. À ce sujet, en examinant l’usage fait des rapports de l’IGE par le Président de la République depuis le régime de Senghor, « on n’a pas l’impression qu’il soit seulement un instrument de régulation neutre et indépendant de la gouvernance financière ». « C’est une institution qui est régie par le Chef de l’État pour initier ses enquêtes. Ses rapports sont destinés au Chef de l’État qui seul apprécie ce qu’il en fait. Ce qui porte souvent à croire que l’IGE ressemble beaucoup plus à un instrument politique entre les mains de l’État pour exercer une pression sur des dissidents politiques de l’opposition ou du pouvoir pour simplement les punir (les chantiers de Thiès, la Mairie de Dakar, l’affaire Khalifa Sall, l’affaire Petrotim, le CESE) », dénonce le rapport.
D’après Tine & Co., l’IGE est sous le contrôle du Président de la République qui décide seul de ses missions et également des suites à donner à ses rapports, recommandations, ou conclusions. Ce qui pose, selon eux, « des questions réelles d’indépendance de cette institution considérée comme la plus haute administration surtout quand le chef de l’État est en même temps chef de parti ». « Il faut bien dire, en effet, que, pour les citoyens, ou encore les personnes concernées par les rapports de l’IGE, leur publicité est d’un intérêt pratique des plus certains. Cela tient évidemment, comme l’illustre le rapport (toujours secret) concernant la ville de Dakar, aux enjeux liés au respect des principes constitutionnels de transparence, du droit à l’information du public ou encore au respect des droits fondamentaux, notamment les droits de la défense », note le rapport.
« L’indépendance de la justice pénale en question sur les contentieux politiques »
Outre les corps de contrôle, l’indépendance de la justice, notamment sur les questions politiques, est passée au crible. Le diagnostic est implacable. « Tout le monde s’accorde à reconnaître aujourd’hui que, sur les questions politiques, la Justice présente des insuffisances manifestes à réguler le contentieux politique au Sénégal depuis des années », analyse sans complaisance le Think Tank. « La perception qu’elle n’est pas ‘indépendante’, pas ‘impartiale’, ‘qu’elle est sélective’ et qu’elle est ‘une justice de deux poids deux mesures’ est durement ancrée dans l’imaginaire des Sénégalais. D’ailleurs, ils utilisent aujourd’hui le terme très expressif en Wolof de ‘Coumba am ndey, Coumba amul ndey’ pour signifier le manque d’impartialité de la justice », constate le rapport.
Au-delà de l’opinion sénégalaise, ce sont les juges eux-mêmes qui expriment avec amertume ce sentiment. Les acteurs de la société estiment que si la justice est structurellement assujettie au pouvoir Exécutif c’est pour les raisons suivantes : « l’absolu contrôle par l’Exécutif du Conseil Supérieur de la magistrature qui est l’organe chargé de la gestion des carrières des juges (nomination, promotion et sanctions) ; la place centrale qu’occupe le Procureur de la République dans le dispositif judiciaire avec ses pouvoirs étendus par rapport aux autres juges et sa dépendance étroite avec l’exécutif dont il doit respecter les prescriptions écrites ; l’impuissance manifeste du Conseil Constitutionnel à réguler les contentieux lourds et les impasses politiques ».
« Criminalisation des opinions dissidentes et de l’opposition politique »
Autre point qui noircit davantage ce tableau déjà très sombre, la criminalisation rampante des libertés d’expression et de manifestation qui sont consacrées par l’article 10 de la Constitution du 22 janvier 2001 en ces termes : « Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement ses opinions par la parole, la plume, l’image, la marche pacifique, pourvu que l’exercice de ces droits ne porte atteinte ni à l’honneur et à la considération d’autrui, ni à l’ordre public ».
Mais, le constat fait par AfrikaJom Center est que « le Sénégal n’a pas mis en œuvre ni pris aucune mesure concrète pour mettre en pratique les 9 recommandations relatives à l’espace civique, acceptées par le gouvernement lors de son passage à l’Examen Périodique Universel au Conseil des Nations Unies en 2013 ». Un constat corroboré par l’arrestation de journalistes, activistes entre autres mais également par le dernier classement de Reporters sans frontières qui met le Sénégal à la 104e place. Le pays perd ainsi 31 places en 2023.
Par: Thiebeu NDIAYE