Au Sénégal, pouvoir et opposition se renvoient la responsabilité des violences…

Au Sénégal, pouvoir et opposition se renvoient la responsabilité des violences…

Lors des 1er et 2 juin, des manifestations ont fait 16 morts selon le ministère de l’intérieur et 500 personnes ont été arrêtées.

Vendredi 2 juin, Doudou n’est jamais rentré chez lui. L’aviculteur de 34 ans habitant Bargny, dans la grande banlieue de Dakar, avait rejoint la capitale sénégalaise dans l’après-midi, alors que ce jour-là se déroulaient des protestations contre la condamnation à deux ans de prison d’Ousmane Sonko. L’opposant, reconnu coupable de « corruption de la jeunesse », était initialement poursuivi pour viols par une ancienne employée d’un salon de massage. Un dossier monté de toutes pièces, selon les manifestants, persuadés de l’existence d’un complot politique destiné à empêcher Ousmane Sonko de se présenter à la présidentielle de 2024.

Aux alentours de 23 heures, alors qu’il se trouvait dans une quartier en proie à des heurts, Doudou a été atteint au ventre par un tir. L’intervention chirurgicale n’a pas permis de sauver ce père d’un bébé d’à peine un an. « On nous a dit qu’on n’y pouvait rien, la balle avait fait trop de dégâts », déclare son père qui n’écarte pas la possibilité de porter plainte « après concertation avec la famille ».

L’aviculteur est l’une des 16 victimes des manifestations des derniers jours, selon le décompte du ministère de l’intérieur – les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), le parti d’Ousmane Sonko, avance un bilan de 19 morts. Alors que la situation reste volatile, le nombre de victimes est déjà plus élevé qu’en mars 2021, quand 14 personnes étaient mortes lors des émeutes déclenchées par l’arrestation d’Ousmane Sonko sur le chemin du tribunal, pour la même affaire de viols.

Pour les journées du 1er et du 2 juin, la Croix-Rouge sénégalaise a fait état de 357 blessés, dont 36 éléments des forces de défense et de sécurité. Près de 500 individus ont été arrêtés, dont des personnes en possession d’armes à feu, selon le ministre de l’intérieur Antoine Félix Diome qui refuse de donner plus de précisions.

Présence de civils armés

Selon Abdoulaye Seck, responsable d’Amnesty International au Sénégal, qui travaille à identifier les victimes et les causes de leur décès, la plupart des manifestants sont morts après des tirs à « balles réelles ».

Le Pastef, parti dirigé par Ousmane Sonko, a rapidement dénoncé l’organisation de « la répression sanglante de Macky Sall et de ses milices illégales » et la présence de « brigades illégales de répression qui usurpent impunément les prérogatives régaliennes de nos forces de l’ordre », tout en appelant toujours à la démission du chef de l’Etat.

La présence de civils armés dans les manifestations a été confirmée par certains observateurs, comme Amnesty International Sénégal. « Sont-ils de la police ou mobilisés par des acteurs politiques ? Nous avons en tout cas remarqué qu’ils interviennent parfois aux côtés de la police ou tout du moins que leur présence est tolérée par les forces de l’ordre », analyse Abdoulaye Seck.

Son collègue Seydi Gassama, directeur exécutif de la section d’Amnesty International Sénégal, poursuit : « Ces hommes agissent sans brassard ou badge les identifiant comme membres des forces de sécurité. S’ils en font partie, leur activité est illégale car, en cas d’opération de maintien de l’ordre, les agents doivent être clairement identifiables. »

Contre-offensive médiatique du gouvernement

Les policiers ont aussi été accusés d’utiliser des enfants pour se protéger des manifestants après la diffusion sur les réseaux sociaux d’une vidéo montrant deux agents tenant à bout de bras un jeune garçon. Face aux hommes en uniforme, des manifestants réclament que le petit soit relâché. « Nous invitons l’Etat à rechercher et sanctionner les auteurs des actes compromettant la sécurité et le bien-être des enfants », a réagi l’Unicef dans un communiqué samedi 3 juin.

Mais les autorités se défendent d’actes illégaux des forces de l’ordre. « Les policiers ne peuvent pas prendre un enfant comme bouclier humain, c’est impossible. Faire des manipulations sur les réseaux sociaux est courant. Qui vous dit que cet enfant n’était pas plutôt en train d’être sauvé ou protégé ? », rétorque le ministre de l’intérieur, M. Diome.

Le gouvernement sénégalais a lancé une contre-offensive médiatique face au lourd bilan des manifestations. Samedi soir, devant la presse, Antoine Félix Diome a dénoncé des « attaques de la part de forces occultes » et une « influence étrangère », refusant de donner davantage d’information « pour des raisons de sécurité ». Le ministre de l’intérieur a tout de même indiqué avoir observé des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux où « des personnes avec des armes à feu en pleine circulation tirent sur les populations alors qu’il ne s’agit pas des forces de l’ordre et de sécurité ».

Un peu plus tôt dans la soirée de samedi, le ministre du tourisme Mame Mbaye Niang avait pris la parole devant la presse au siège de l’APR, le parti présidentiel, pour souligner lui aussi qu’une « présence étrangère » était dans le pays. Le ministre, qui a gagné début mai un premier procès contre Ousmane Sonko pour diffamation, a appelé « la jeunesse sénégalaise à s’organiser quartier par quartier, commune par commune, département par département. Nous ferons face à ces gens-là qui veulent nous mettre dans un chaos. Ils doivent être traités comme des terroristes et ennemis de la nation ».

« Le pire est sûrement devant nous »

Le point presse a été accompagné d’une scène étrange. Au moment où le ministre du tourisme s’exprimait, ailleurs dans le siège de l’APR, des hordes de jeunes adultes frêles et en civil récupéraient de l’argent. Dehors, une rangée de pick-up blancs sans plaque d’immatriculation était garée, les mêmes véhicules que ceux vus en 2021 remplis de « nervis »,ces hommes armés en civil qui ont été aperçus réprimant les manifestants.

Sous couvert d’anonymat, l’un d’entre eux explique alors qu’il va simplement sur le terrain pour passer derrière les forces de l’ordre « pour nettoyer les débris ». « Ce sont de jeunes militants de l’APR, des jeunes volontaires qui s’organisent et se mobilisent pour défendre leur quartier et qui marquent leur présence physique pour que cela ne dégénère pas », assure Pape Mahawa Diouf, porte-parole de la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar.

M. Gassama d’Amnesty International s’alarme de ce climat. « Le pire est sûrement devant nous. Si Ousmane Sonko est interpellé [il est actuellement de facto en résidence surveillée à son domicile] et envoyé en prison ou si le président Sall annonce sa candidature [à un troisième mandat], le pays pourrait bien s’enflammer », alerte-t-il.

Théa Ollivier(Dakar, correspondance), Moussa Ngom(Dakar, correspondance) et Coumba Kane

Amadeus

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