Sidy Ba, porte-parole du Cncr : «100 milliards pour l’agriculture, c’est insuffisant»
Le budget du programme agricole de la prochaine campagne est de 100 milliards. Un montant important, mais bien insuffisant, pour le porte-parole du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (Cncr). Sidy Ba reproche notamment aux pouvoirs publics de ne pas faire l’évaluation de leurs programmes agricoles, pour mieux les corriger.
Le gouvernement a mis 100 milliards de francs Cfa dans la campagne agricole de cette année. Dans l’ambition de réaliser enfin la souveraineté alimentaire. Cependant, en tant que représentant du plus grand syndicat agricole de ce pays, croyez-vous que l’Etat s’est vraiment donné tous les moyens pour réaliser son ambition ?
Vous avez raison, nous avons un Etat ambitieux, qui met beaucoup d’argent dans le monde rural. Mais nous, en tant que plateforme paysanne, nous avons aussi constaté que souvent, cet argent n’arrive pas à destination ; il est souvent happé par des intermédiaires ou par des fonctionnaires nichés au niveau du ministère de l’Agriculture. Et vous avez raison de rappeler qu’ils ont commencé par 40 milliards, ensuite 60 milliards, 70 milliards, et aujourd’hui, 100 milliards. Notre inquiétude est que s’ils élaborent des programmes et font de gros investissements de ce genre, il fallait forcément impliquer les organisations et plateformes paysannes comme les nôtres. Parce que l’adage le dit, «tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi».
Nous saluons bien sûr les efforts qu’ils font, mais si nous étions associés, si on avait sollicité notre avis, nous allions proposer des orientations nécessaires à l’utilisation à bon escient de tout ce volume d’argent. On a vu beaucoup de politiques dont l’Etat a eu l’initiative, et au sein de notre plateforme, nous avons estimé qu’il fallait que l’on fasse l’évaluation de tous ces programmes.
Si nous prenons l’exemple du Programme national pour l’autosuffisance en riz, le Pnar, il a vu beaucoup d’argent décaissé. De même que le Prasad, le Pracas, le Pap2a. Tous ces programmes ont-ils jamais fait l’objet d’évaluation ? C’est beaucoup d’ambition, et beaucoup d’argent du contribuable et des partenaires financiers. Où est passé tout cet argent ? Le Sénégal a-t-il pu régler ses problèmes avec ? Je pense que non. Si nous étions sortis de l’auberge aujourd’hui, la guerre russo-ukrainienne, le Covid-19 n’allaient pas avoir des effets dans le panier de la ménagère. Prenez le cas de l’oignon. On a autorisé l’importation demain de 10 mille tonnes d’oignon (l’entretien a eu lieu le mercredi 21 juin dernier. Ndlr). Ce qui, à raison de 400 francs le kg, fait 4 milliards de francs Cfa. Sur le Programme riz, au niveau de la Vallée, on fait des efforts pour faire du riz de qualité, mais est-ce que le niveau de transformation, de mise en marché… tout cela est-il suffisant ? On continue d’importer des milliers de tonnes de riz et l’on ne peut donc parler d’autosuffisance. Donc, en résumé, on a pu constater que la volonté existe, mais il faudrait revoir l’orientation, la conception et la mise en œuvre de ces programmes.
Pour élaborer tous ces programmes que vous avez cités, ainsi que d’autres, comme la Goana, par exemple, les pouvoirs publics se sont-ils jamais donné la peine de se concerter avec les organisations paysannes comme les vôtres ?
Notre problème est que nous avons un Etat qui fait beaucoup d’efforts, mais n’évalue jamais ce qu’il fait. Qui dit évaluation, parle de concertation avec les intéressés. Cela n’a jamais eu lieu. Il arrive même quelques fois que l’on nous dise que nous sommes des «empêcheurs de tourner en rond». Alors que nous ne faisons que dire les choses telles que nous les ressentons. Car parfois, au vu des chiffres et statistiques qu’ils donnent pour les productions, nous voyons de grandes différences avec la réalité. La preuve, cette année, ils nous ont dit avoir produit 1, 5 million de tonnes d’arachide. En tant que responsable de producteurs dans ce secteur, je ne le sens pas, et je l’ai dit à haute et intelligible voix. Et ce qui est valable pour l’arachide l’est aussi pour la production de riz. Dans la Vallée, les producteurs déclarent que le niveau de production annoncé ne correspond pas à la réalité. On nous rétorque que ce n’est pas la Vallée seule qui produit, que le riz pluvial est là, qui est directement consommé par les ménages (rires). Nous savons que, certes, la région de Kaolack est devenue un bassin rizicole, mais quels sont les rendements, sur quels sites, nous n’avons pas toutes les réponses…
Nous n’avons pas la prétention de regrouper l’ensemble des paysans sénégalais. Il n’empêche que l’on pouvait se concerter avec nous et avec toutes les autres plateformes, pour voir où mettre les pieds et améliorer les choses.
On a noté que dans le nouveau programme, 40 milliards sont consacrés à l’acquisition d’engrais. Pensez-vous que cela puisse faire l’affaire ?
Les besoins en engrais sont importants. Si on dit que l’on doit emblaver 1 million d’hectares pour l’arachide ou pour le mil, il nous faudrait plus d’un million de tonnes d’engrais. Si nous devons emblaver 900 mille ha pour le mil, il nous faudrait au moins 3 sacs d’engrais, à savoir 150 kg pour 1 hectare. Donc, s’ils disent qu’ils mettent 40 milliards pour les engrais, cela veut dire que les producteurs doivent compléter le reste. Est-ce que les producteurs ont les moyens de combler le gap ? Je suis sûr que non. Si vous regardez le programme agricole de cette année, toutes les productions confondues, on aurait besoin de 180 mille tonnes. Donc, pour toutes les formules d’engrais retenues, les phosphates, les engrais organiques, engrais liquides… 180 mille tonnes par rapport à ce que l’on veut produire, par rapport aux superficies, 40 milliards, ce n’est pas suffisant. Il est vrai que nous reconnaissons les efforts que fait l’Etat, mais nous disons qu’il peut mieux faire. Nous rappelons qu’il y a eu les Accords de Maputo de l’Ua, confirmés par Malabo, qui demandaient que les Etats consacrent 10% de leur budget à l’agriculture. Nous avons un budget de plus de 6000 milliards. Et cette année, le budget du Maersa, malgré l’ajout du volet sécurité alimentaire, est de moins de 300 milliards. Ce qui fait un gap de 300 milliards.
Peut-être que si cet argent avait été disponible, l’on pourrait mettre assez de fertilisants organiques comme chimiques, aménager assez de terres et œuvrer pour une bonne politique de maîtrise de l’eau pour que les exploitations familiales que nous sommes puissent produire suffisamment et nourrir correctement les Sénégalais, afin que nous soyons moins dépendants de l’extérieur. Donc, les 40 milliards font à peine le 10ème des besoins des paysans.
Par ailleurs, même pour les 100 milliards, on a besoin d’une loi des finances rectificative. Car les opérateurs qui vont préfinancer ces 100 milliards, ne pourront rentrer dans leurs fonds que l’année prochaine, ce qui n’est pas très incitatif pour les opérateurs privés qui s’activent dans le secteur agricole. Beaucoup n’auront pas envie de courir après le ministère de l’Agriculture pour rentrer dans leurs fonds.
Est-ce à cause de mauvaises expériences du passé ?
Exactement. Certains se plaignent de n’avoir pas vu les reliquats de 10 milliards de 2021-2022, ou les 30 milliards de 2022-2023. Ces 40 milliards d’impayés n’encouragent pas à plonger pour tenter d’attraper un poisson de 100 milliards.
L’Etat a entrepris d’acheter des tracteurs pour les paysans…
L’Etat achète des tracteurs, mais il les donne à de riches producteurs. Même si néanmoins, il y a eu cette année, une inversion dans cette façon de faire. Les commissions départementales ont privilégié des organisations paysannes organisées en coopératives. Nous le Cncr et d’autres organisations paysannes, sommes heureux que l’Etat semble avoir entendu notre plaidoyer sur cette question, et nous espérons que cela puisse continuer et se reproduise sur l’ensemble du pays, même là où les organisations paysannes ne sont pas bien implantées.
Depuis des années, le discours officiel a toujours été que l’agriculture familiale seule ne peut pas nourrir le Sénégal, et qu’il faut aller vers l’agro-industrie. Avez-vous senti un changement dans les mentalités ?
En novembre 2011, si mes souvenirs sont bons, nous Cncr, avions organisé, en partenariat avec le Roppa, un grand forum à Dakar pour démontrer que les exploitations familiales peuvent nourrir le Sénégal, peuvent nourrir le monde. Et nous en sommes toujours convaincus. Et si vous vérifiez le panier de la ménagère, vous verrez qu’une bonne partie de ce qu’il contient, en dehors peut-être du riz et du blé, est produite par nous. 90% de ce que nos dames achètent sont produits par nous. C’est dire que nous pouvons le faire, mais nous avons besoin d’être accompagnés, d’être soutenus, d’être appuyés. La preuve en est que quand on a bloqué l’importation des poulets, nous avons réalisé l’autosuffisance dans l’aviculture. Et si l’Etat n’avait pas privilégié les accords de pêche dans la Marine, le pays ne manquerait pas de poissons grâce aux efforts de nos pêcheurs artisanaux.
En plus, s’ajoutent aujourd’hui les effets des changements climatiques, qui compromettent les efforts que nous faisons. C’est dire que les paysans peuvent nourrir le pays, mais nous devons mériter l’attention des pouvoirs publics, pour faire encore plus et mieux. D’ailleurs, le Cncr a produit une étude qui démontre que la contribution des exploitations familiales dans le financement et la production agricole du pays est beaucoup plus importante que celle des pouvoirs publics. Cette étude est disponible au Cncr. Il a été démontré que pour chaque part que l’Etat met dans l’agriculture, les paysans mettent le double. Nous l’avons dit au ministre, même s’il l’a contesté (rires). Mais nous pouvons le prouver.
Pour résumer tout ce que vous venez de dire, on pourrait déclarer que les 100 milliards de l’Etat dans l’agriculture cette année sont un bon pas, mais il en faudrait encore plus…
Un bon pas, mais nettement insuffisant pour nous. Pour un budget national de 6000 milliards, il nous aurait fallu au moins 600 milliards, c’est dire combien est profond le gap. Ils nous disent que le reste sera fourni par la Bad, la Boad, et autres. Nous attendons de voir.
Par Mohamed GUEYE – mgueye@lequotidien.sn