Turquie, la fin du règne Erdogan après 20 ans au pouvoir ?
Après deux décennies au pouvoir, l’une en tant que Premier ministre, l’autre en tant que président de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan espère arracher un dernier mandat. Mais son bilan jugé négatif pourrait lui donner quelques sueurs froides le 14 mai face à son principal adversaire, le candidat de l’opposition unie, Kemal Kilicdaroglu. Retour sur son bilan avec Ahmet Insel, politologue et éditeur turc.
C’est un animal politique. Un tribun hors pair qui dirige la Turquie d’une main de fer depuis vingt ans. En lice pour un troisième mandat présidentiel, Recep Tayyip Erdogan, a transformé le pays comme seul Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République, l’avait fait avant lui. Mais la présidentielle du 14 mai ne se présente pas comme un parcours de santé, loin de là. Crise économique, inflation galopante, dérive autoritaire, gestion des séismes du 6 février qui ont fait officiellement plus de 50 000 morts… Un bilan qui pourrait lui coûter son luxueux palais d’Aksaray, à Ankara. Ahmet Insel, politologue et éditeur turc, revient pour France 24 sur les vingt ans au pouvoir de celui que ses plus fervents partisans appellent le « Réis ».
France 24 : Après vingt ans au pouvoir, Recep Tayyip Erdogan a-t-il toujours la confiance du peuple turc ?
Ahmet Insel : Sa popularité a baissé depuis 2020. En 2018, il est passé haut la main au premier tour de la présidentielle avec 52 % des voix. Aujourd’hui, personne ne le crédite de plus de 40 ou 42 % des suffrages au premier tour. C’est une baisse relative mais après vingt ans à la tête du pays, ce n’est pas négligeable par rapport à l’usure du pouvoir et à la crise économique actuelle. Il pourrait perdre les élections parce qu’il a voulu passer à un régime présidentiel, où il faut gagner avec plus de 50 % des voix. S’il avait conservé un régime parlementaire, il passerait haut la main. Malgré les tremblements de terre, et c’est plutôt surprenant, il y a une résilience relative du soutien à Erdogan. Mais il y a aussi la peur du changement porté par l’opposition.
Quel bilan peut-on tirer de ses vingt ans à la tête de la Turquie ?
Le bilan est négatif sur trois terrains. Tout d’abord, il est arrivé dans un régime plutôt autoritaire démocratique avec la promesse de l’approfondissement de la démocratie conservatrice mais parlementaire, avec un élargissement des droits. Il termine avec un régime hyper présidentiel, très répressif, qui a vidé de sa substance la société civile, bâillonné les médias, une vraie autocratie dont la légitimité est assurée par les élections. La Turquie n’a pas avancé sur le terrain de la démocratie.
En ce qui concerne l’économie, dans les années 2000, Erdogan a appliqué une politique néolibérale de stabilisation en profitant de la conjoncture internationale très favorable. Avec la perspective de l’adhésion à l’Union européenne dans les 15 ans, la Turquie a bénéficié de beaucoup d’investissements étrangers. Le revenu par habitant est passé de 3 000 dollars en 2002 à 12 000 dollars en 2012, son niveau le plus élevé. Depuis, il régresse. Il est désormais à 9 000 dollars, soit le niveau de 2007-2008. La crise économique est en grande partie la conséquence de sa politique depuis 2018. La dépréciation de la livre turque est phénoménale : elle a perdu plus de 200 % face à l’euro en quatre ans. Actuellement, la Turquie est le deuxième pays au monde en terme d’inflation. L’an dernier, nous avons parfois atteint 80-90 % officiellement, et officieusement c’est bien plus élevé. Aujourd’hui, le taux d’inflation varie autour de 60 %. La classe moyenne s’est appauvrie. Quand Erdogan est arrivé au pouvoir, la Turquie faisait partie du G20 depuis 2009, elle était le 17e PIB mondial. Aujourd’hui, elle est à la 20e position. Le bilan aurait pu être positif mais le président a gaspillé les acquis de sa première décennie au pouvoir.
Enfin, il y a l’idéologie. Au début des années 2000, Recep Tayyip Erdogan tenait un discours culturellement conservateur et politiquement libéral, notamment sur la reconnaissance des questions d’identité sexuelle. Sur l’enseignement, il soutenait une politique ouverte. A partir de 2010-2011, il a commencé à aller vers une posture, un discours national et authentique, selon les termes qu’il utilise : nationaliste turc et incarnant des valeurs musulmanes sunnites. Il a commencé à dire que son objectif était de former une « jeunesse pieuse », un discours inédit dix ans auparavant. Dans l’administration publique, il a fait preuve d’un népotisme très manifeste en nommant des gens issus des écoles d’imams et de prédicateurs aux postes à responsabilités. Il a élargi les cours de religion dans les programmes scolaires. Il a utilisé la direction des affaires religieuses, la Diyanet, comme un bras idéologique actif d’encadrement de la population dans une idéologie religieuse qui ressemble à celle des évangélistes américains. Et in fine, une chose qui est symboliquement très significative : la transformation en mosquée de Sainte-Sophie.
Qu’en est-il de la politique étrangère ?
La Turquie est devenue une puissance régionale mais redoutée par tous ses voisins : la Syrie évidemment, l’Irak, l’Iran, la Grèce… Contrairement à ce qu’Erdogan avait promis dans les années 2000, c’est un pays qui apparait comme une source de problèmes, et non de résolution de ceux-ci. Il utilise la position géographique de la Turquie pour se positionner comme intermédiaire entre l’Ukraine et la Russie. Il condamne l’occupation russe, mais continue à commercer avec la Russie. Sa position dans l’Otan est ambivalente. Les relations avec l’Union européenne sont totalement gelées en termes d’adhésion. Et il ne respecte pas les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Comment expliquer le virage idéologique, notamment religieux, opéré par Recep Tayyip Erdogan ?
Il s’est formé dans l’islam politique. Il est devenu maire d’Istanbul en tant que membre du Parti de la prospérité, une première. A la fin des années 1990, la revendication en termes d’islam politique le condamnait à rester une minorité active. Avec d’autres, comme Abdullah Gül qui est devenu président de la République en 2007, il a compris qu’il fallait recentrer ce discours et occuper la place du centre-droit. En 2002 et en 2007, sa réussite aux législatives a été portée par ce positionnement autoritaire, conservateur culturellement mais économiquement libéral, et politiquement plutôt démocrate, ce qui lui a assuré un soutien international. À partir de 2011, avec sa troisième victoire et 49 % des voix aux législatives, il a obtenu une majorité parlementaire. Il a commencé à mettre en place une politique conservatrice religieuse. Et puis, il y a eu le facteur des printemps arabes. On a découvert qu’il était pas mal en contact avec les Frères musulmans. Il a vu l’opportunité de devenir l’étoile montante des musulmans « démocrates » dans la région, de l’Algérie jusqu’à la Syrie. Il pouvait être le grand frère démocrate. Il a soutenu mordicus Mohamed Morsi [en Égypte], les opposants syriens, Ennahda [en Tunisie]. Je crois qu’à ce moment-là, il a commencé à changer de registre. Quand Morsi a été renversé, que les États-Unis et la France ont soutenu [le chef de l’armée Abdel Fattah] al-Sissi, qu’Ennahda est devenu ennemi de l’État, il a commencé à se méfier de ses relations occidentales. Il est très paranoïaque. Après cette fuite en avant, il n’a pas élargi significativement son soutien. En 2014, il a été élu président de la République. À partir des législatives de juin 2015, son parti a perdu la majorité parlementaire. Il a compris qu’il ne pouvait plus gagner les élections tout seul et il a fait une alliance avec le parti d’extrême droite nationaliste, le Parti d’action nationaliste (MHP). Jusque-là, le MHP était son opposant le plus virulent. Ils s’insultaient littéralement. Il y a eu une convergence d’intérêts pour avoir une majorité présidentielle et parlementaire en 2018. Ça l’a positionné beaucoup plus dans une droite extrême nationaliste et religieuse.
La gestion du séisme pourrait l’affaiblir un tout petit peu. Mais selon les sondages, les gens qui étaient convaincus de voter contre Erdogan sont encore plus convaincus. En revanche, les séismes ont eu lieu dans des régions qui sont des réserves de voix d’Erdogan (à part Antioche). Il pourrait y avoir une perte relative mais au niveau national, l’impact semble relativement négligeable.
Quel scénario en cas de victoire de l’opposant Kemal Kilicdaroglu ? Erdogan va-t-il reconnaître sa défaite ?
Comme Erdogan a nommé tous les juges du Haut Conseil électoral, les gens redoutent qu’ils déclarent sa victoire avant même que les recours de l’opposition ne soient déposés. Tous les partis d’opposition sont mobilisés au sein de la plateforme de sécurité électorale pour qu’il y ait leurs observateurs partout. Il y a 192 000 bureaux de vote en Turquie. L’objectif, c’est d’en avoir dans au moins 160 000.
Qu’est-ce qui changera radicalement si l’opposition accède au pouvoir ?
Le gouvernement enverra des messages plus positifs à l’Union européenne et prendra des dispositifs législatifs, s’il y a majorité parlementaire, pour changer le régime. On peut changer le code de procédure pénale, par exemple pour retrouver un régime de libertés fondamentales. La politique étrangère changerait dans une moindre mesure, car l’environnement international ne va pas évoluer prochainement. La posture ne sera plus agressive mais apaisée. Les relations seront moins tendues avec les membres de l’Otan, l’adhésion de la Suède ne sera pas bloquée. L’opposition annulera probablement l’achat des missiles S-400 russes, source de conflit important avec les États-Unis. Et probablement, un air de liberté va souffler quelques mois. Après, ce sera aux partis au pouvoir de jouer convenablement