Charles III: du prince engagé au roi du silence?

Charles III: du prince engagé au roi du silence?

Huit mois après la mort d’Elizabeth II, son fils de 74 ans s’apprête enfin à porter la couronne de ses ancêtres. Dépeint comme humaniste et écologiste invétéré, son tempérament semble adapté à ces temps de crises, il pourrait moderniser la monarchie. Mais quelle sera sa méthode ?

Héritier officiel depuis 1969, Charles n’est resté ni attentiste ni muet durant ses années à l’ombre du trône. Son rang de prince, moins codifié, lui octroyait une certaine marge de manœuvre. Lui qui s’apprête à rendre passeport, permis de conduire et droit de vote, pourrait regretter ce temps béni quand il pouvait dire peu ou prou ce qu’il voulait. « Il y avait une vraie crainte que son règne soit une catastrophe, qu’il allait dire ce qu’il pensait, raconter n’importe quoi, avoir des prises de position sur le réchauffement climatique, engueuler les gens. Les Britanniques sont plutôt agréablement surpris du début de règne de Charles III », analyse le journaliste Philip Turle, consultant pour France24.

Prince gauche…

Au-delà des bévues d’un prince bavard, on ne compte plus les scandales qui éclaboussent tantôt l’ancien dauphin, tantôt sa fondation et trop souvent sa famille. Celui des « black spiders memos » est plus évocateur pour ce qui a trait à sa fonction. Entre 2004 et 2005, sept ministères et le Premier ministre Tony Blair reçoivent 27 lettres à l’écriture raturée typique du prince – dont la main court nerveusement sur le papier, telle une araignée. Celui qui est appelé à régner y fait valoir son point de vue et demande parfois aux destinataires d’agir sur les sujets qui lui tiennent à cœur : la pêche illégale, le régime alimentaire dans les écoles, la rénovation de bâtiments historiques, le sort des albatros et de la légine australe, mais aussi les conditions des soldats britanniques engagés en Irak. « S’il avait une discussion avec un scientifique, un archevêque sur un sujet X ou Y, il décidait d’écrire une longue lettre au ministère concerné. C’était casse-pieds parce qu’une lettre du prince Charles obtient forcément une attention très particulière, à laquelle il fallait répondre consciencieusement », se rappelle Denis MacShane, qui était au Foreign Office à ce moment-là. Si leur contenu, rendu public par The Guardian après dix ans de combat judiciaire, s’avère assez anecdotique, ces missives ont alimenté le soupçon d’un souverain trop intrusif. L’année suivante, sur la question de l’ingérence, il déclare : « Si vous ne faites absolument rien (…), ils vont s’en plaindre. Si vous essayez de vous impliquer et de faire quelque chose pour aider, ils vont également se plaindre. »

Charles est attendu au tournant. Il le sait, et a répété qu’il tiendrait son rang : « Je ne suis pas si stupide. Je réalise que c’est un exercice distinct que d’être souverain », a-t-il déclaré dans une interview à la BBC en 2018. « L’idée que, d’une manière ou d’une autre, je vais continuer exactement de la même manière est un non-sens total. » De manière plus convenue, il avait promis, dans son premier discours de roi, de « défendre les principes constitutionnels au cœur de notre nation », « comme la reine elle-même l’a fait avec un dévouement inébranlable ». « Il sait depuis ses premiers jours que son style devra changer. Le public ne veut pas d’un monarque qui fait campagne », abonde le professeur Vernon Bogdanor, expert constitutionnel. Pour l’instant, il a su garder sa langue dans sa poche, affirme Marc Roche, journaliste, observateur reconnu de la famille royale : « Il n’a jamais critiqué, en tant que monarque, la proposition d’envoyer les migrants au Rwanda, à laquelle il est opposé, ou sur l’Ukraine, sur laquelle il a pris des positions très affirmées comme prince. »

La frontière est parfois ténue. En février dernier, le roi, qui ne cache pas ses positions pro-européennes, reçoit Ursula Van der Leyen, présidente de la Commission européenne, mais pas cheffe d’État, en marge de la signature d’un protocole d’accord post-Brexit sur l’Irlande du Nord. Tollé côté brexiteurs. Excuse avancée par Buckingham : la présidente de la Commission européenne est un « leader mondial » comme un autre. La rencontre était souhaitée autant par Londres que par Bruxelles et, dans les faits, le roi n’a pas dépassé ses prérogatives.

Le roi Charles III accueille Ursula Vand Der Leyen, présidente de la Commission européenne, au château londonien de Windsor le 27 février 2023. AP – Aaron Chown

… ou prince de gauche ?

Charles III véhicule l’image d’un humaniste aux airs bonhomme de grand dadet dégingandé. « La reine faisait des déambulations », sortes de rencontres un peu distante avec ses sujets, explique Philippe Chassaigne. « Charles lui affiche un style plus direct, plus chaleureux. C’est même plutôt des bains de foule, il se laisse embrasser comme du bon pain sur les deux joues. Personne n’aurait fait ça à Elizabeth II ! » So British, il reste flegmatique et souriant sous les jets et quolibets des militants républicains, à New York en novembre 2022 et ailleurs, alors que sa mère vient juste de trépasser.

Enfant, il manifeste une sensibilité pour l’art et la nature – son père Philip s’échignera à l’endurcir, alors qu’il subit du harcèlement scolaire. Etudiant à Cambridge, il aurait envisagé d’adhérer au Parti travailliste – il aurait fallu toute l’autorité de son grand-oncle et mentor, Lord Mountbatten, pour l’en dissuader. Devenu prince, il visite les faubourgs moisis de Londres à la rencontre des jeunes défavorisés. En 1976, il créé l’association Prince’s Trust Prince, une ONG parapluie de nombreuses d’associations caritatives qui revendique d’avoir sorti un million de jeunes du pétrin. « Par [ma] foi, et par les valeurs qu’elle inspire, j’ai été élevé pour chérir le sens du devoir envers les autres », a-t-il dit lors de l’hommage à sa mère, en septembre.

Bien que ces activités soient assez ornementales, sa seule présence à un dîner de gala incite les convives à payer un prix exorbitant pour y assister. « Un membre de la famille royale rapporte plus que le maire ou le député local, commente Philippe Chassaigne, enseignant à l’université de Bordeaux-Aquitaine. Cette fonction philanthropique, depuis le règne de Victoria, est nécessaire pour justifier l’accident du privilège de naissance. Si ce privilège ne rendait rien au peuple, la monarchie n’aurait pas duré aussi longtemps ! » À mesure que l’État-providence britannique recule, le philanthropisme royal apparait comme bienfaiteur.

À l’heure où la part du changement climatique grossit dans le camembert des préoccupations sociales, la facette d’un prince pionnier du développement durable émerge des limbes où gémissent ceux qui ont eu raison trop tôt. Sa première prise de parole écologique remonte à 1968. Il n’a pas vingt ans et l’expression « réchauffement global » n’apparaît que sept ans plus tard. Le 19 février 1970, tout juste prince de Galles, il prononce son premier grand discours sur l’état de la planète. Soit 32 ans avant Jacques Chirac à Durban (« notre maison brûle et nous regardons ailleurs »). Il y met en garde sur les risques de l’usage du plastique, qui « détruit les plages et certainement des dizaines de milliers d’oiseaux de mer ». Soit un demi-siècle avant la décision, au Kenya en mars 2022, d’ouvrir des négociations pour un traité international sur la fin de cette matière polluante. C’est en accord avec ses principes qu’en 1985, il transforme son manoir privé de Highgrove et ses 400 ha en véritable laboratoire de l’agriculture biologique, sans OGM. En 1992, il lance sa marque bio, Duchy Originals, business florissant de plusieurs centaines de produits.

Certains de ses propos ressemblent à s’y méprendre à ceux tenus aujourd’hui par la gauche alternative, les praticiens de permaculture, les promoteurs de l’écologie intégrale, les anti-spécistes… frisant même, en 2014, l’anti-capitalisme. Le vivant prime sur tout, tel est son letimotiv. « Certaines de ses idées étaient radicales et littéralement en avance de plusieurs décennies (…) Ce n’est pas exagérer de dire qu’il a joué un rôle en mettant ces sujets à l’agenda », assure Tony Juniper, président de Natural England, l’organisation officielle pour la préservation de l’environnement en Angleterre et ancien vice-président des Amis de la Terre international.

Proche des pétro-monarchies

Écologie, jeunesse, problèmes sociaux, mais aussi œcuménisme religieux et diversité ethnique, le sort des générations futures le concernent au premier chef. Les spécialistes de la monarchie s’entendent pour dire que toutes ces convictions ne s’envoleront pas avec le poids de la couronne, mais qu’elles s’exprimeront et se matérialiseront forcément différemment. Peut-être que l’oreille attentive de son fils, prince de Galles et en charge du philanthropisme, lui sera précieuse.

Prince de Galles et prince de gauche ? La question a fait les choux gras de la presse européenne. Les connaisseurs de la monarchie crient haro sur le baudet ! « Gauche et droite n’ont aucun sens pour un souverain britannique, au-dessus de la mêlée », rappelle Denis MacShane. Le journaliste Marc Roche balaie lui aussi cette vision d’un prince de la rose : « Ce n’est pas du tout un homme de gauche : il a endossé des causes que l’on peut apparenter à la gauche. Mais c’est un être conservateur : il est contre la méritocratie, tout son cercle social est constitué d’aristocrates, il défend une architecture traditionnelle contre les modernistes. Surtout, il est très proche des pétro-monarchies du Golfe, il n’a jamais rien dit sur les violations de droits de l’homme et les invite même à son couronnement. Rien ne l’y obligeait pourtant… »

Quant à l’écologie, Denis MacShane enfonce le clou : « Son train de vie est très carboné, il passe sa vie en avion. » Et c’est en jet privé, moyen de transport le plus polluant, qu’il se rend à la COP26… à Glasgow. Tout en dénonçant le « business as usual », il le pratique lui-même de manière opaque. En 2015, il reçoit, révèle le Sunday Times, une valise de trois millions d’euros en cash des mains de l’ancien Premier ministre qatarien Al-Thani (aussitôt reversés à sa fondation). Enfin, force est de constater que pour 50 ans de lobbying écologique, sa voix pourtant audible n’a que peu porté auprès des dirigeants, comparée à celle d’une gamine suédoise, pas encore majeure lorsqu’elle sortit de nulle part. Les réseaux sociaux ne sont plus ceux qu’ils étaient…

« Les Windsor sont des êtres froids »

Si être de gauche signifie impotent en affaires, c’est également raté. Sa fortune personnelle a fait l’objet de moult spéculations et demeure précisément inconnue. Mais plusieurs médias anglo-saxons l’ont dernièrement estimée entre 670 millions d’euros, selon le Sunday Times, et 2,1 milliards d’euros selon les comptes du Guardian. On sait aussi qu’elle s’est alourdie de quelque 500 millions de dollars par l’héritage de sa mère, sans taxe de succession. Son fils, par cascade, devient à son tour milliardaire en héritant du duché de Cornouailles et du titre de prince de Galles. « La Firme » des Windsor – comme la surnommait George VI – est bien portante. « Il n’y a personne de pauvre dans son entourage », plaisante Philippe Chassaigne. Le train-train quotidien, de réputation économe, reste tout de même royal par définition et déconnecté de la ville réelle. Pas moins de 500 domestiques grouillent au service du couple au seul Buckingham Palace, et Charles III jouit désormais de huit châteaux…

Comme ses prédécesseurs, il échappe à la classification politique et passe pour un homme contradictoire, dépeint Michel Faure, auteur d’une récente biographie : « il incarne à merveille ce mélange des contraires qui fait son charme et celui de son pays. L’aristocrate ami des éleveurs de moutons, l’anglican affichant son respect pour l’islam, l’écolo roulant en Bentley (…) », et plus récemment en Aston Martin qui carbure au vin blanc et au petit lait ! Marc Roche, qui a rencontré plusieurs fois l’ex-prince y compris en tête-à-tête, voit même en lui un Janus : « il a deux visages qu’il ne montre jamais simultanément. » Un reflet social, écologiste invétéré ; un autre « autoritaire », « centralisateur », « machiavélique », « entouré de béni oui-oui car il ne supporte pas la contradiction ». Au regard de l’auteur des Borgia à Buckingham, « les Windsor ne sont pas chaleureux. Ce sont des êtres froids. Je ne sais pas d’où vient cette réputation. Ce n’est pas parce qu’il fait des bains de foule qu’il est chaleureux. C’est de la communication, on lui demande de le faire. Il n’aime pas la familiarité. Quand on voit des gens qui l’embrassent, il doit détester ça, j’en suis certain. »

Une réforme qui devrait se limiter aux symboles

Par où commencer la mission qui lui incombe – unifier – sans pouvoir politique, sans l’aura de sa mère, sans la popularité de son fils et sans l’avenir devant lui ? Par sa famille déchirée ? Ses sujets accablés par l’inflation ? L’Union Jack séparé de l’Union européenne ? Les velléités d’indépendance au sein du Commonwealth ? Celles des nations écossaise et irlandaise ? Le contexte d’accession au trône n’est pas des plus cléments.

« Charles III est bien conscient que son règne sera court et transitoire et qu’il consistera à préparer le coup d’après. Il estime qu’il a un certain nombre de réformes à engager pour transmettre une monarchie du XXIe siècle à son fils », avise l’historien Philippe Chassaigne. La reine Elizabeth, écrit Marc Roche, « a reproduit le schéma du règne de son père en s’appuyant sur les mêmes piliers : le palais, l’armée, la religion et la noblesse. Charles, en revanche, entend marquer une rupture. Il en a les moyens ». Toutefois, les changements devraient rester marginaux, relèvent d’autres spécialistes : ce Windsor-là est aussi le gardien du temple.

Sur le plan symbolique, il n’a pas attendu pour agir. Le premier couronnement du XXIe siècle est déjà frappé du sceau de la sobriété : un évènement de trois heures (contre huit le 2 juin 1953) ; un sacrement ouvert aux autres religions (il était avant exclusivement anglican), à l’image d’un pays multiconfessionnel ; 2000 à 3000 invités (la reine en avait convié 8000) issu pour beaucoup de la société civile ; des textes seront lus dans les différentes langues du Royaume-Uni ; un dîner du couronnement végétarien : quiche aux épinards, fèves et estragon (en lieu et place du fameux poulet poché lors des agapes de la reine). Last but not least, le carton d’invitation est… en papier recyclé.

Tout changer pour que rien ne change

Un autre changement, de taille cette fois, a été annoncé pour cette cérémonie : l’ensemble du peuple, et plus seulement les pairs aristocrates, est appelé à faire allégeance au roi. « Je jure que je prêterai une allégeance sincère à Votre Majesté, ainsi qu’à vos héritiers et successeurs conformément à la loi. Ainsi, que Dieu me vienne en aide », pourra réciter le quidam ce samedi 6 mai. Moderne Charliereally ? « Dans une démocratie, c’est le chef de l’État qui devrait jurer allégeance au peuple et non l’inverse », a réagi Graham Smith, porte-parole du mouvement Republic, dont la mobilisation sera scrutée.

Si l’anti-monarchisme est loin d’ébranler l’institution millénaire, ce début de règne s’inscrit dans un contexte économique qui jure fortement devant cette opulence. En mars 2023, le Royaume-Uni est le seul pays d’Europe avec une inflation à deux chiffres (10,1%, en légère baisse), le coût de l’énergie (+130% en un an) et de certains produits de première nécessité (40% en un an) devraient faire plonger 800 000 personnes supplémentaires sous le seuil de pauvreté. Le Royaume-Uni est l’État le plus inégalitaire d’Europe. Difficile de ne pas voir quand on est roi, d’autant que celui-ci, en tant que protecteur de ses sujets, doit montrer un sens du devoir social. « Il a vraiment conscience que nous vivons dans une situation économique très difficile, le défend Julian Payne, son ancien conseiller. Il ne va pas vouloir montrer une famille royale qui ne comprend pas cela. Bien sûr, quand vous apparaissez au balcon d’un palais, vous ne pouvez pas prétendre faire face aux challenges économiques que les autres familles. Mais vous pouvez vous assurer de façon cohérente avec ce sens des responsabilités financières. »

Pour ce faire, Charles III a promis que la famille royale, qui peut s’entendre dans un sens très élargi, serait resserrée sur son noyau dur actif (rétribué pour ses activités philanthropiques). La voilure sera réduite en terme de personnel, de palais, de budget. Premiers à en faire les frais : les cousins ducaux, les Kent et les Gloucester, qui devront payer la location de leurs appartements au palais de Kensington au lieu d’être logés à l’oeil. Palsembleu !

Amadeus

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