Créé il y a 30 ans, le Tribunal pénal international pour le Rwanda illustre une page d’histoire encore ouverte
Créé il y a trente ans dans le sillage du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, et cinquante ans après les procès de Nuremberg, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a jugé 79 accusés pour le génocide des Tutsis perpétré en 1994. Trente ans après sa création par le Conseil de sécurité des Nations unies, cette page de l’histoire judiciaire internationale n’est toujours pas refermée.
Ce 8 novembre 1994, lorsque le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 955, le Rwanda est exsangue. Dans la mythique salle du bâtiment des Nations unies à New York, les États présents espèrent déjà que les jugements de ce futur tribunal aideront « la réconciliation » au Rwanda. Deux ans plus tard, les premiers détenus franchissent les portes du TPIR, basé à Arusha, en Tanzanie. Le bourgmestre, Jean-Paul Akayesu, le patron des « médias de la haine », Ferdinand Nahimana, puis « le cerveau » du génocide, Théoneste Bagosora, se sont assis les premiers dans le box des accusés. Ils seront plus tard suivis de l’ex-Premier ministre, Jean Kambanda. Repenti, l’homme a plaidé « coupable » de génocide. Les grandes heures du TPIR comptent aussi la première condamnation internationale pour génocide, prononcée à l’encontre du bourgmestre Jean-Paul Akayesu.
En trente ans, le TPIR a poursuivi 93 responsables rwandais. Soixante-deux d’entre eux – ministres, officiers, miliciens – ont été condamnés pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Les autres ont été soit acquittés, soit jugés ailleurs, ou sont décédés avant leur arrestation ou leur procès. Ils sont des acteurs clés du génocide des Tutsis. Mais le TPIR n’aura accompli qu’une partie de son mandat. Les poursuites envisagées contre l’Armée patriotique rwandaise, la rébellion qui s’est emparée du pouvoir en juillet 1994, n’ont jamais abouti.
Une justice sans fin
Techniquement, le TPIR a fermé ses portes le 31 décembre 2015. Mais l’ONU a mis en place un Mécanisme international (MICT) pour lui succéder, dont les fonctions sont quasiment identiques. Ce mécanisme, qui gère aussi les derniers dossiers du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), fonctionne avec 300 employés et 65,5 millions de dollars par an (près de 61 millions d’euros). Contrairement aux tribunaux, il ne peut pas engager de nouvelles poursuites. Il doit cependant assurer la protection des témoins auditionnés sous pseudonyme lors des procès, traiter les demandes de révision, faire exécuter les peines, et assister les juridictions nationales qui jugent les suspects arrêtés sur leur sol. Fin juin, l’ONU a renouvelé le mécanisme jusqu’à juin 2026. Mais depuis presque dix ans, il n’en finit pas de finir ses travaux.
Depuis le 15 mai, le Mécanisme ne compte plus un seul fugitif. L’équipe de traque du procureur est parvenue à prouver que les deux derniers sur la liste des 93 Rwandais mis en accusation par le TPIR au fil des années sont morts quelques années après leur fuite du Rwanda. La plus belle prise reste l’arrestation de Félicien Kabuga, en mai 2020, en banlieue parisienne. Arrêté après vingt-deux ans de cavale, l’homme d’affaires ne sera pas jugé. Les juges ont suspendu en juin 2023 le procès ouvert dix mois plus tôt, après avoir établi que Félicien Kabuga souffre de démence d’origine cardio-vasculaire. L’ex-homme d’affaires est toujours incarcéré à La Haye, car aucun État n’a jusqu’ici accepté de l’accueillir sur son sol.
Les enquêteurs ont aussi pu accrocher un autre trophée en mai 2023, avec l’arrestation de Fulgence Kayishema à Paarl, en Afrique du Sud, au terme d’un bien long bras de fer entre Pretoria et le TPIR. Le dossier du policier avait été renvoyé par le mécanisme à la justice rwandaise, et l’Afrique du Sud, dont les relations avec le Rwanda ne sont pas au beau fixe, ne souhaitait pas extrader un ressortissant rwandais vers Kigali. Fulgence Kayishema est donc toujours détenu à Paarl.
Calendrier de clôture du mécanisme
Alors que la communauté internationale demande un calendrier de clôture du mécanisme, l’équipe de traque est encore à l’œuvre. Kigali lui demande d’« aider les tribunaux nationaux et les juridictions nationales à rechercher les derniers fugitifs mis en accusation »par le Rwanda, déclarait en juin le diplomate Robert Kayinamura devant le Conseil de sécurité de l’ONU. Kigali recherche plus de 1 000 suspects, et accuse les pays Occidentaux de les laisser instrumentaliser le statut de réfugié « pour jouir de l’impunité ». Le procureur du TPIR soutient le régime dans sa traque. « Nos collègues nationaux savent que des personnes ayant commis un génocide vivent dans leur pays en toute impunité, a ainsi a assuré Serge Brammertz, en juin 2024. Et ils savent que chaque cas concerne des victimes et des survivants qui attendent toujours que justice soit faite. » Mais la traque des auteurs de génocide se confond parfois avec la traque des opposants au régime du président Paul Kagame. En février 2024, Lewis Mudge, directeur Afrique central de Human Rights Watch (HRW), a signé un rapport sur la répression transnationale des opposants, dénonçant « le contrôle, la surveillance et l’intimidation des réfugiés rwandais, des communautés de la diaspora et d’autres personnes à l’étranger [qui] peuvent être attribués en partie à la volonté des autorités d’écraser la dissidence et de maintenir le contrôle ».
L’application des peines
Aujourd’hui, c’est le mécanisme qui fait fonction de juge d’application des peines. Les condamnés purgent leurs peines dans les prisons d’États tiers qui ont signé un accord avec l’ONU. Mais ce sont les magistrats du mécanisme qui accordent les remises de peine, ou vers lesquels se tournent les détenus lorsqu’ils ont des problèmes en détention. Mais Kigali estime que les personnes condamnées devraient purger leur peine dans ses prisons. Or, selon Human Rights Watch, des cas de tortures et de mauvais traitements y sont recensés, même si, précise l’organisation, des auteurs de ces exactions ont récemment été punis. Le Rwanda espère accueillir les ex-détenus, acquittés ou libérés après avoir purgé leur peine, et qui vivent en errance, faute d’accord de pays d’accueil, où sont pourtant parfois réfugiées leurs familles. Un vrai casse-tête pour le Mécanisme. Après plusieurs années passées dans une « safe house » d’Arusha, le Niger avait néanmoins accepté de les accueillir. Mais l’accord a capoté à la suite des protestations de Kigali et seulement quelques jours après l’arrivée de huit d’entre eux, la police a confisqué leurs papiers et ils vivent aujourd’hui en résidence surveillée. Quelles que soient les garanties de Kigali, ces Rwandais, qui étaient aux manettes du pays à l’heure du génocide, refusent de rejoindre les Mille Collines par craintes de représailles. « Des milliers d’anciens auteurs de crimes ont purgé leur peine et coexistent aujourd’hui pacifiquement avec leurs concitoyens rescapés », défend Kigali.
La bataille des archives
En plus de vingt ans, le TPIR a enregistré des milliers d’heures de témoignages et de preuves. Or, la question de la localisation et la conservation de ces archives, en débat depuis quinze ans, n’est pas encore tout à fait tranchée. Kigali bataille pour obtenir leur garde. « Les trois décennies qui se sont écoulées depuis le génocide des Tutsis en 1994 ont vu naître une nouvelle génération de Rwandais, également connue sous le nom de génération de l’après-génocide », a expliqué Kigali devant le Conseil de sécurité de l’ONU début juin. Une génération à laquelle doit pouvoir profiter de cet « héritage historique immense », selon Kigali. Comme pour éviter de trancher, le Conseil de sécurité a demandé au secrétaire général de l’ONU de rendre un nouveau rapport d’ici un peu plus d’un an. Avec les tribunaux pour le Rwanda, l’ex-Yougoslavie, la Sierra Leone, ou encore la Centrafrique, l’ONU envisage de centraliser les archives. Elles jouent « un rôle clé dans la lutte contre le négationnisme du génocide et les idéologies qui divisent », a dit la présidente Gatti Santana devant l’Assemblée générale de l’ONU le 16 octobre.
RFI