Recep Tayyip Erdogan réélu en Turquie : « Un blanc-seing pour les cinq années à venir »
Le président Recep Tayyip Erdogan a été réélu dimanche à tête de la Turquie avec 52,2 % des suffrages,contre 47,8 % pour Kemal Kilicdaroglu, le candidat d’une alliance de partis d’opposition. Pour Yohanan Benhaïm, responsable des études contemporaines à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA), cette victoire, loin d’être écrasante, pose la question des limites du jeu démocratique. Entretien.
France 24 : Comment expliquez-vous la victoire de Recep Tayyip Erdogan face à Kemal Kilicdaroglu, candidat de l’opposition unie, pourtant donné favori jusqu’au 1er tour ?
Yohanan Benhaïm : Erdogan reste un grand leader charismatique extrêmement populaire. Les élections ont pris la forme d’un plébiscite qui a validé ses deux décennies de pouvoir et lui donnent un blanc-seing pour les cinq années à venir. Mais c’est une victoire à la Pyrrhus. Jamais il n’y a eu un écart aussi faible avec le candidat de l’opposition, alors même que les conditions de l’élection n’ont pas été équitables. L’espace médiatique a été complètement saturé par un discours progouvernemental diabolisant l’opposition et faisant de ces élections un enjeu de civilisation. Il y a eu également la diffusion de fake news extrêmement graves, comme des montages vidéo présentant Kilicdaroglu comme étant soutenu par le PKK [le Parti des travailleurs du Kurdistan, NDLR]. Tous les moyens de l’État ont été mis dans la balance pour faire gagner Erdogan. Le candidat de l’opposition s’est vu interdire l’envoi de SMS aux électeurs alors que le président et les ministres l’ont fait jusqu’au bout. Dans un tel contexte, et alors que le troisième candidat, Sinan Ogan, avait pourtant appelé à voter Erdogan, que l’écart soit de deux millions de voix ne représente pas une victoire écrasante.
Quelles conséquences pour l’opposition ? A-t-elle les moyens de résister au rouleau compresseur Erdogan ?
La première question qui se pose, c’est comment participer à une compétition démocratique alors que les règles qui l’encadrent ne sont pas équitables. Erdogan a mis l’accent dans son discours de victoire sur les municipales de 2024, en parlant d’Istanbul. Il y a un risque qu’un administrateur soit mis à la tête d’Istanbul pour remplacer le maire social-démocrate, Ekrem İmamoglu [membre du Parti républicain du peuple (CHP) de Kemal Kilicdaroglu, il a été condamné à une peine de deux ans et sept mois de prison assortie d’une interdiction d’activité politique pour « insulte à agent public » en décembre 2022, NDLR]. Cela réduirait encore plus les capacités de l’opposition kémaliste.
Le mouvement kurde risque lui aussi de souffrir d’un contre-coup. Erdogan a rappelé que tant qu’il serait au pouvoir, le leader du parti prokurde Selahattin Demirtas resterait en prison. La foule présente lors de son discours à Ankara a scandé des slogans appelant à la peine de mort alors qu’elle est abolie en Turquie.
Enfin, il y a la difficulté à faire tenir ensemble ces électorats si différents. L’électorat du Bon parti, le parti d’opposition de droite nationaliste, n’a pas joué le jeu de l’opposition car les reports de voix n’ont pas été systématiques pour Kemal Kilicdaroglu. Par ailleurs, aucun des leaders de la Table des six [l’alliance d’opposition, NDLR] n’a été candidat aux législatives car ils ont fait le pari d’une victoire de Kilicdaroglu. Il sera d’autant plus difficile pour eux de se faire entendre.
Les électeurs d’Erdogan ont privilégié la stabilité. Quelles conséquences cette réélection va-t-elle avoir sur le plan économique ?
La crise économique risque de s’accentuer. Il n’est pas impossible qu’il y ait un décrochage de la livre turque. L’augmentation du salaire de 45 % [annoncée par Erdogan dans le secteur public, NDLR], perçue positivement par l’opinion publique, va avoir des conséquences importantes sur l’inflation à moyen terme. Une partie de la population, notamment les classes moyennes urbaines, risque de ne plus trouver sa place en Turquie et de choisir le chemin du départ.
Et sur le plan international ? Le président élu a été rapidement félicité par les Occidentaux.
Une partie des Occidentaux, les Européens en particulier, sont rassurés par le maintien au pouvoir d’Erdogan. C’est la promesse d’une continuité avec un partenaire qui joue son rôle de gardien des réfugiés, notamment syriens. Cette question migratoire est tellement au cœur de l’agenda européen qu’elle est devenue un atout diplomatique pour Erdogan. Il y a aussi la question de l’adhésion à l’Union européenne qui ne se posera pas en raison des limites démocratiques actuelles. La victoire de l’opposition aurait mis l’UE face à ses contradictions.
Ces dernières semaines, face à l’éventualité d’un défaut de paiement, le pouvoir s’est également rapproché de partenaires comme la Russie et le Qatar. Cela va créer une dynamique de dépendance plus importante. Dans son discours, Erdogan a souligné que grâce au Qatar, la réinstallation d’un million de réfugiés allait être possible en Syrie, et a évoqué la relance du projet de Canal Istanbul, soutenu par des investisseurs qataris.
La politique vis-à-vis des réfugiés syriens va se durcir sous l’influence de l’extrême droite ?
Les liens de l’AKP [le Parti de la justice et du développement, au pouvoir, NDLR] avec l’extrême droite ne sont pas nouveaux. L’alliance qui existait de facto avec le MHP [le Parti d’action nationaliste, NDLR] depuis 2015 est officielle depuis 2018. La politique d’accueil a beaucoup changé. Depuis 2019, la situation des Syriens est beaucoup plus difficile dans le pays car le pouvoir central organise de nombreux retours forcés vers les zones contrôlées par Ankara et ses alliés en Syrie. Cette population est mise dans une précarité administrative telle qu’au moindre contrôle policier, il y a une menace d’expulsion. Ce qu’Erdogan développe depuis 2019, c’est le projet de construction de villes à la frontière syrienne, l’équivalent d’immenses camps de réfugiés en dur, où les populations syriennes pourraient être logées. Alors qu’on voit des signes de rapprochement avec les autorités de Damas, l’objectif est de continuer cette dynamique, et Erdogan a cité le chiffre d’un million de Syriens qui seraient reconduits dans les prochains mois.