Insécurité: Le Soudan du Sud frappé par une vague d’enlèvements de femmes et d’enfants
Malgré l’accord de paix de 2018 qui a mis fin à cinq ans de guerre civile dans le pays, les violences intercommunautaires n’ont pas cessé.
Une femme de l’ethnie murle attend une distribution de nourriture à Gumuruk (Soudan du Sud), le 10 juin 2021. SIMON WOHLFAHRT / AFP
La porte du petit avion humanitaire s’abat sur le gravier de la piste d’atterrissage de Pibor, dans l’est du Soudan du Sud. Clara (tous les prénoms des victimes ont été modifiés) dévale les trois marches qui la séparent des bras de son père et de son mari, venus l’accueillir en cette chaude matinée de mars. Kidnappée à l’été 2022, lors d’une attaque de bergers appartenant au groupe nuer et originaires de l’Etat de Jonglei voisin, elle vient d’être rapatriée de la ville de Bor par la Mission des Nations unies au Soudan du Sud.
Sur le tarmac, les proches de la jeune femme murmurent des prières en lui touchant les cheveux, les épaules, les bras. Son retour tient du miracle. Après avoir parcouru 200 kilomètres à pied pour rejoindre le village de ses ravisseurs dans l’Etat de Jonglei, Clara a été séparée de son enfant de 4 mois. Exposée à de multiples mauvais traitements avant d’être finalement chassée par ses ravisseurs, elle a erré pendant des mois, marchant jusqu’à la frontière éthiopienne où un homme l’a recueillie avant de la confier aux autorités.
L’histoire de Clara n’a rien d’extraordinaire. Depuis le début de l’année, cent dix-sept femmes et enfants du groupe murle enlevés dans la région du Grand Pibor ont pu rentrer chez eux. Des centaines d’autres sont encoreretenues contre leur gré. Les autorités estiment que 1 810 personnes ont été arrachées à leur famille entre le 24 décembre 2022 et la mi-janvier. Des assauts menés par des bergers nuer et dinka lourdement armés ont coûté la vie à 661 villageois murle, le jour de Noël.
« Une forme d’esclavage »
Malgré l’accord de paix de 2018 ayant mis fin à cinq ans de guerre civile au Soudan du Sud, les violences intercommunautaires n’ont pas cessé. Dans l’est du pays, elles ont même empiré, les raids contre le bétail s’accompagnant désormais fréquemment du rapt de femmes et d’enfants. « C’est du trafic d’êtres humains, une forme d’esclavage », résume un responsable onusien sous le couvert de l’anonymat, en soulignant l’extension du phénomène. Les captifs sont destinés à être échangés contre des animaux ou de l’argent, ou intégrés aux familles de leurs ravisseurs. D’après le fonctionnaire international, environ 9 000 personnes seraient actuellement concernées par cette forme de servitude dans le Jonglei et le Grand Pibor.
Toutes les communautés sont à la fois actrices et victimes de ces enlèvements. Les jeunes « volent du bétail pour survivre et pour pouvoir se marier. Payer une dot en augmentation, qui monte à soixante, soixante-dix vaches, c’est difficile sans faire un raid sur une communauté voisine », analyse Juma Ngare Allan, 35 ans, enseignant à Pibor. « Si quelqu’un souhaite se marier, il lui faut des vaches, et cette personne pourra aller enlever l’enfant de quelqu’un pour le revendre et acquérir du bétail. C’est bien connu par ici ! », ajoute-t-il, regrettant l’échec du processus de paix de Pieri. En mars 2021, un accord de paix avait été signé dans ce village du Jonglei entre les communautés nuer, dinka et murle. Mais il n’a cependant pas endigué les violences.
Bianca, 18 ans, se terrait dans la forêt quand ses ravisseurs l’ont trouvée, près du village de Gumuruk. « Tu vas devenir la femme de mon frère », lui expliquent-ils dans un arabe sommaire, puisqu’elle ne parle pas le nuer ni eux le murle. Après quatre jours de marche « pieds nus, en portant toutes sortes de choses lourdes », la jeune femme, malade, ne peut plus avancer. Les hommes qui l’ont kidnappée l’emmènent alors dans un centre de soin. Là, des soldats gouvernementaux, venus en nombre après avoir été alertés par des habitants, parviennent à la libérer.
Localiser les personnes enlevées
A la suite des attaques de décembre 2022 et de janvier, les autorités du Jonglei ont concentré leurs efforts sur un dispositif destiné à localiser les personnes enlevées. Des efforts salués par plusieurs officiels murle, ainsi que par Nicholas Haysom, le chef de la Mission des Nations unies au Soudan du Sud, lors d’une conférence de presse en janvier. Mais un doute subsiste sur les conditions réelles de ces libérations présentées comme volontaires : d’après plusieurs sources, beaucoup sont en réalité négociées contre de l’argent.
L’ONU finance le transport aérien des rapatriés, ainsi que les soins médicaux qui leur sont prodigués à leur retour. Puis l’ONG sud-soudanaise Gredo, à Pibor, prend en charge les conditions matérielles, allant de l’hébergement à la nourriture, avant de s’assurer que les familles retrouvées par ces femmes et ces enfants tout juste libérés sont bel et bien les leurs. Un accompagnement qui dure jusqu’au retour dans les villages d’origine « si la situation sécuritaire est stable », précise Peter Waran, un membre de l’organisation spécialiste de la protection de l’enfance.
Helena, elle, est rentrée seule à Pibor. Capturée avec son bébé fin décembre 2022, près de Gumuruk, elle a profité d’une soirée pendant laquelle ses ravisseurs s’enivraient de l’alcool local pour s’enfuir. « L’un des kidnappeurs avait prévu de me garder comme sa sœur pour obtenir des vaches en me mariant à quelqu’un d’autre, raconte-t-elle. (…) J’ai prétendu que j’allais aux toilettes, et je suis passée à travers un trou dans la clôture en bambou. »
Séparée de son enfant, la jeune femme a marché pendant six nuits « pour éviter de perdre connaissance à cause de la chaleur ». Au septième jour, elle a atteint enfin un village murle, d’où elle a réussi à rejoindre Pibor et à retrouver son mari. Plus d’une semaine après ce périple, sa maigreur, sa toux, sa voix à peine audible, trahissent encore son épuisement. Les cinq autres femmes qui étaient retenues avec elle ne sont pas revenues.
A Gumuruk, le spectacle de l’agglomération dévastée raconte ces disparitions forcées. Plusieurs parcelles autrefois occupées ne sont plus que de simples étendues noires, au sol carbonisé. « Ce sont les villageois qui manquent à l’appel, explique Atoti Kaku Korok, un chef traditionnel. Nous sommes encore en train de déterminer qui est mort, qui a été kidnappé, qui a fui… » Celles et ceux qui ont décidé de venir se réinstaller à Gumuruk tentent de reconstruire leur maison avec le peu qu’ils trouvent, essentiellement des bâches en plastique distribuées par les organisations humanitaires. « Maintenant que je suis revenue, je pense à tous ceux qui sont encore là-bas », témoigne Julia, elle aussi kidnappée lors de l’attaque de décembre avec quatre de ses enfants. Libérée par les autorités du Jonglei, elle n’est rentrée qu’avec deux d’entre eux : les autres, des fillettes de 3 et 4 ans, ont été « vendues ».
Le MondeAfrique